Eschine, Contre Timarque, 140-143 :
l’exemple d’Harmodios et Aristogiton, appuyé par le témoignage d’Homère
[140]
Τοιγάρτοι
τοὺς τῆς
πόλεως μὲν
εὐεργέτας,
ταῖς δ᾽
ἀρεταῖς
ὑπερενηνοχότας,
Ἁρμόδιον καὶ
Ἀριστογείτονα,
ὁ σώφρων καὶ
ἔννομος, εἴτε
ἔρωτα εἴτε
ὅντινα τρόπον
χρὴ
προσειπεῖν,
τοιούτους
ἐπαίδευσεν,
ὥστε τοὺς
ἐπαινοῦντας
τὰ ἐκείνων
ἔργα καταδεεστέρους
δοκεῖν εἶναι
ἐν τοῖς
ἐγκωμίοις τῶν
ἐκείνοις
πεπραγμένων. (141) ἐπειδὴ
δὲ Ἀχιλλέως
καὶ Πατρόκλου
μέμνησθε καὶ
Ὁμήρου καὶ
ἑτέρων
ποιητῶν, ὡς
τῶν μὲν δικαστῶν
ἀνηκόων
παιδείας
ὄντων, ὑμεῖς
δὲ εὐσχήμονές
τινες
προσποιεῖσθε
εἶναι καὶ
περιφρονοῦντες
ἱστορίᾳ τὸν
δῆμον, ἵν᾽
εἰδῆτε ὅτι
καὶ ἡμεῖς τι
ἤδη ἠκούσαμεν
καὶ ἐμάθομεν,
λέξομέν τι καὶ
περὶ τούτων.
ἐπειδὴ γὰρ
ἐπιχειροῦσι
φιλοσόφων ἀνδρῶν
μεμνῆσθαι καὶ
καταφεύγειν
ἐπὶ τοὺς
εἰρημένους ἐν
τῷ μέτρῳ
λόγους, θεωρήσατε
ἀποβλέψαντες,
ὦ ἄνδρες
Ἀθηναῖοι, εἰς τοὺς
ὁμολογουμένως
ἀγαθοὺς καὶ
χρηστοὺς
ποιητάς, ὅσον
κεχωρίσθαι
ἐνόμισαν τοὺς
σώφρονας καὶ τῶν
ὁμοίων
ἐρῶντας, καὶ
τοὺς ἀκρατεῖς
ὧν οὐ χρὴ καὶ
τοὺς ὑβριστάς.
(142) λέξω δὲ
πρῶτον μὲν
περὶ Ὁμήρου,
ὃν ἐν τοῖς
πρεσβυτάτοις
καὶ
σοφωτάτοις
τῶν ποιητῶν
εἶναι τάττομεν.
ἐκεῖνος γὰρ
πολλαχοῦ
μεμνημένος
περὶ Πατρόκλου
καὶ Ἀχιλλέως,
τὸν μὲν ἔρωτα
καὶ τὴν
ἐπωνυμίαν
αὐτῶν τῆς
φιλίας
ἀποκρύπτεται,
ἡγούμενος τὰς
τῆς εὐνοίας
ὑπερβολὰς
καταφανεῖς
εἶναι τοῖς
πεπαιδευμένοις
τῶν ἀκροατῶν. (143)
λέγει γάρ που
Ἀχιλλεὺς
ὀδυρόμενος
τὸν τοῦ
Πατρόκλου
θάνατον, ὡς ἕν
τι τοῦτο τῶν λυπηροτάτων
ἀναμιμνῃσκόμενος,
ὅτι τὴν
ὑπόσχεσιν τὴν
πρὸς τὸν
πατέρα τὸν
Πατρόκλου
Μενοίτιον ἄκων
ἐψεύσατο·
ἐπαγγείλασθαι
γὰρ εἰς
Ὀποῦντα σῶν
ἀπάξειν, εἰ
συμπέμψειεν
αὐτὸν εἰς τὴν
Τροίαν καὶ
παρακαταθεῖτο
αὑτῷ. ᾧ
καταφανής
ἐστιν, ὡς δι᾽
ἔρωτα τὴν
ἐπιμέλειαν
αὐτοῦ
παρέλαβεν. |
[140]
Ainsi, les bienfaiteurs de la cité et qui l’emportaient par leurs vertus,
Harmodios et Aristogiton, c’est un amour raisonnable et légitime (qu’il
faille l’appeler soit amour soit inclination) qui leur a donné une éducation
telle que ceux qui louent leurs actions semblent toujours dans leurs louanges
en-dessous de ce qui a été fait par eux. [141] Puisque vous mentionnez Achille et Patrocle, Homère et les autres poètes, comme si les juges n’avaient pas reçu d’éducation, tandis que vous feignez d’être des gens de bonne tenue et cela en méprisant le peuple du haut de votre science, afin que vous sachiez que nous aussi nous avons suivi des cours et appris quelque chose, nous dirons quelque chose nous aussi à leur sujet. Puisqu’en effet ils entreprennent de mentionner les hommes amis de la sagesse et se réfugient dans les citations en vers, considérez et voyez, Athéniens, à quel point les poètes unanimement considérés comme bons et vertueux ont estimé que les hommes raisonnables et amoureux de leurs semblables sont distingués de ceux qui ne se contiennent pas devant les interdits et sont pleins de démesure. [142] Je parlerai d'abord d'Homère, que nous plaçons parmi les poètes les plus anciens et les plus sages qui soient. Celui-ci en effet, bien qu’il mentionne à plusieurs reprises Patrocle et Achille, cache leur amour ainsi que la désignation de leur amitié, estimant que les disproportions de leur sympathie étaient évidentes pour des auditeurs ayant de l’éducation. [143] Achille dit en effet quelque part, alors qu’il est affligé de la mort de Patrocle, qu’un des souvenirs les plus douloureux pour lui est d’avoir trahi malgré lui la promesse qu’il avait faite à Ménoitios, le père de Patrocle ; il avait en effet proclamé qu’il le ramènerait sain et sauf à Oponte, s’il l’envoyait avec lui à Troie et le lui confiait. En quoi il est évident que c’est par amour qu’il s’était chargé de prendre soin de lui. |
Eschine, Contre Timarque, 140-143 :
l’exemple d’Harmodios et Aristogiton, appuyé par le témoignage d’Homère
_____________________
Eschine procède à l’aide de deux exemples, l’un historique avec Harmodios et Aristogiton, l’autre poétique avec Achille et Patrocle. Il s’agit de prouver qu’il faut distinguer l’homosexualité honnête de la malhonnête.
Harmodios et Aristogiton sont l’une des icônes les plus importantes de la démocratie athénienne, les « tyrannoctones », les assassins du Tyran athénien Hipparque[1] ; des statues de bronze, œuvre d'Anténor, avaient été érigées en leur honneur sur l'agora. Eschine leur associe les trois notions sur lesquelles repose sa démonstration :
- leur amour est raisonnable (σώφρων) ;
- conforme aux lois (ἔννομος) ;
- il est mis en rapport avec une bonne éducation (ἐπαίδευσεν) évoquée hyperboliquement (τοὺς ἐπαινοῦντας τὰ ἐκείνων ἔργα καταδεεστέρους δοκεῖν εἶναι ἐν τοῖς ἐγκωμίοις τῶν ἐκείνοις πεπραγμένων).
Comme chez Homère, la nature du sentiment qui les unit n’est pas évidente (εἴτε ἔρωτα εἴτε ὅντινα τρόπον χρὴ προσειπεῖν), elle demande à être interprétée par des auditeurs ayant une bonne éducation.
Ces trois éléments sont repris dans l’évocation d’Homère, utilisé ici comme un argument d’autorité (τοὺς ὁμολογουμένως ἀγαθοὺς καὶ χρηστοὺς ποιητάς … περὶ Ὁμήρου, ὃν ἐν τοῖς πρεσβυτάτοις καὶ σοφωτάτοις τῶν ποιητῶν εἶναι τάττομεν) :
- le caractère raisonnable des amours d’Achille et de Patrocle est évoqué à plusieurs reprises : d’abord à propos des hommes amis de la sagesse (φιλοσόφων ἀνδρῶν), puis des gens raisonnables (τοὺς σώφρονας) auxquels sont opposés « ceux qui ne se contiennent pas devant les interdits et sont pleins de démesure » (τοὺς ἀκρατεῖς ὧν οὐ χρὴ καὶ τοὺς ὑβριστάς), et enfin à propos d’Homère lui-même qui est parmi les plus sages des poètes (σοφωτάτοις τῶν ποιητῶν).
- le caractère légitime de l’amour d’Achille pour Patrocle est rappelé par l’utilisation du verbe ἐνόμισαν qui reprend l’idée de l’adjectif ἔννομος.
- concernant l’éducation, Eschine oppose ses adversaires qui feignent d’avoir de l’éducation (ὑμεῖς δὲ εὐσχήμονές τινες προσποιεῖσθε εἶναι) aux juges qui n’en sont pas dénués (ὡς τῶν μὲν δικαστῶν ἀνηκόων παιδείας ὄντων). De même, seuls les auditeurs ayant une bonne éducation (πεπαιδευμένοις) peuvent deviner derrière la disproportion de leur sympathie la véritable nature de leurs sentiments.
Ainsi Eschine continue à tisser un système cohérent de valeurs qui oppose d’une part les gens de bien qui ont de la culture et une vie ordonnée, qui savent se tenir (εὐσχήμονες), toutes qualités qu’ils doivent à la lecture des bons poètes (c’est-à-dire tragiques et épiques), qualités qui les rendent à même de bien interpréter ces textes et d’imiter la noblesse de leurs personnages, et d’autre part les gens de rien qui, inversement, font preuve d’inculture et de mauvaise éducation, d’esprit de désordre et qui ne savent pas se tenir. L’argumentation d’Eschine est en cela très efficace, puisqu’elle s’appuie sur une conception profondément ancrée chez les Grecs qui oppose le monde de l’ordre (κόσμος) à celui de la démesure (ὕϐρις) qui est un danger pour la cité.
[1] Aristogiton est un Athénien de classe moyenne ; Harmodios, son jeune amant, est un aristocrate. Selon Thucydide, Harmodios repousse les avances d'Hipparque, l'un des Pisistratides. Pour se venger, celui-ci invite la sœur d’Aristogiton aux Panathénées, honneur réservé aux filles des plus grandes familles d'Athènes, puis la chasse publiquement du cortège sous prétexte qu'elle ne mérite pas cet honneur. L'incident incite Harmodios et Aristogiton à se tuer Hipparque, auteur de l'offense, mais aussi son frère Hippias, seul à exercer véritablement le pouvoir. Les amants recrutent rapidement une petite bande ; leur plan est de profiter du défilé des Grandes Panathénées pour assassiner Hippias et Hipparque. Le jour dit, Harmodios et Aristogiton voient l'un des conjurés discutant avec Hippias entouré de ses gardes. Craignant d'avoir été trahis, ils rebroussent chemin et rencontrent sur leur route Hipparque, à l'écart de son escorte. Ils le poignardent, Harmodios est tué peu après par les gardes, tandis qu'Aristogiton s'enfuit dans la foule. Il est arrêté peu après, torturé et exécuté, non sans avoir eu le temps d'avouer le nom de ses complices, tous aristocrates.