Eschine, Contre Timarque, 135-137 :

anticipatio des accusations de Démosthène sur la pédérastie d’Eschine

 

 

(135) κἀνταῦθα δή τινα καταδρομήν, ὡς ἀκούω, μέλλει ποιεῖσθαι περὶ ἐμοῦ, ἐπερωτῶν εἰ οὐκ αἰσχύνομαι αὐτὸς μὲν ἐν τοῖς γυμνασίοις ὀχληρὸς ὢν καὶ πλείστων ἐραστὴς γεγονώς, τὸ δὲ πρᾶγμα εἰς ὄνειδος καὶ κινδύνους καθιστάς. καὶ τὸ τελευταῖον, ὡς ἀπαγγέλλουσί τινές μοι, εἰς γέλωτα καὶ λῆρόν τινα προτρεπόμενος ὑμᾶς, ἐπιδείξεσθαί μου φησὶν ὅσα πεποίηκα ἐρωτικὰ εἴς τινας ποιήματα, καὶ λοιδοριῶν τινων καὶ πληγῶν ἐκ τοῦ πράγματος, αἳ περὶ ἐμὲ γεγένηνται, μαρτυρίας φησὶ παρέξεσθαι.

 

(136) ἐγὼ δὲ οὔτε ἔρωτα δίκαιον ψέγω, οὔτε τοὺς κάλλει διαφέροντάς φημι πεπορνεῦσθαι, οὔτ᾽ αὐτὸς ἐξαρνοῦμαι μὴ οὐ γεγονέναι τ᾽ ἐρωτικός, καὶ ἔτι καὶ νῦν εἶναι, τάς τε ἐκ τοῦ πράγματος γιγνομένας πρὸς ἑτέρους φιλονικίας καὶ μάχας οὐκ ἀρνοῦμαι μὴ οὐχὶ συμβεβηκέναι μοι. περὶ δὲ τῶν ποιημάτων ὧν φασιν οὗτοί με πεποιηκέναι, τὰ μὲν ὁμολογῶ, τὰ δὲ ἐξαρνοῦμαι μὴ τοῦτον ἔχειν τὸν τρόπον ὃν οὗτοι διαφθείροντες παρέξονται. (137) ὁρίζομαι δ᾽ εἶναι τὸ μὲν ἐρᾶν τῶν καλῶν καὶ σωφρόνων φιλανθρώπου πάθος καὶ εὐγνώμονος ψυχῆς, τὸ δὲ ἀσελγαίνειν ἀργυρίου τινὰ μισθούμενον ὑβριστοῦ καὶ ἀπαιδεύτου ἀνδρὸς ἔργον· καὶ τὸ μὲν ἀδιαφθόρως ἐρᾶσθαί φημι καλὸν εἶναι, τὸ δ᾽ἐπαρθέντα μισθῷ πεπορνεῦσθαι αἰσχρόν.

[135] Ici même, à ce que j'apprends, il doit faire une incursion contre moi,  me demandant si moi-même je ne rougis pas d’importuner bien des gens dans les gymnases et d’en être amoureux, alors que je transforme cette pratique en sujet d’opprobre et de dangers. Et pour finir, d’après ce que certains me disent, pour exciter au rire et à la niaiserie il dit qu’il va exhiber tous les poèmes érotiques que j’ai composés pour certains et il dit qu’il va fournir des preuves des injures et des coups que j’ai reçus à cause de cette affaire.

 

[136] Moi, je ne blâme pas un amour honnête, je ne dis pas non plus que ceux qui sont d’une beauté remarquable sont des prostitués, je ne nie pas non plus avoir été porté sur les plaisirs de l’amour et l’être encore aujourd’hui ; quant aux querelles et aux bagarres qui naissent entre les gens à cause de cela, je ne nie pas qu’elles me soient arrivées. Quant aux poèmes que ces gens-là m’accusent d’avoir composés, j’en reconnais certains, et je nie que les autres aient le caractère que ces gens-là leur donneront pour me nuire. [137] Être amoureux de garçons beaux et raisonnables est, selon ma définition, le propre d’une âme affable et bienveillante ; tandis que le fait de se dépraver en louant quelqu’un avec de l’argent, c’est agir en homme plein de démesure et sans éducation. Et je dis qu’être aimé sans se faire corrompre est une belle chose, mais que se prostituer en y étant incité par un salaire est une chose laide.

 


Eschine, Contre Timarque, 135-137 :

anticipatio des accusations de Démosthène sur la pédérastie d’Eschine

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            Eschine procède ici à ce que la rhétorique classique appelle une anticipatio : il s’agit de devancer les accusations de ses adversaires et de leur couper l’herbe sous les pieds en réfutant à l’avance leurs accusations.

 

            Eschine, pour citer ses sources, évoque discrètement la φήμη dont il a fait l’éloge précédemment (ὡς ἀκούωὡς ἀπαγγέλλουσί τινές μοι). On lui reprocherait donc de ne pas accorder ses paroles et ses actes, avec l’opposition traditionnelle μὲνδὲ\… (εἰ οὐκ αἰσχύνομαι αὐτὸς μὲν ἐν τοῖς γυμνασίοις τὸ δὲ πρᾶγμα). Les gymnases où les jeunes athlètes s’entraînaient nus étaient connus pour être fréquentés assidûment par les amateurs de beaux garçons (Socrate, Platon et bien d’autres faisaient de même…) : la chose n’est donc pas gênante en soi pour un Athénien. Ce qui serait honteux serait de pratiquer une homosexualité qui soit quelque chose d’αἰσχρόν, c’est-à-dire à la fois laid et honteux. Ce que veulent faire les adversaires d’Eschine c’est assimiler deux pratiques qu’Eschine, bien au contraire, s’efforce de distinguer strictement, d’où une série de phrases articulées sur l’opposition μὲνδὲ\… qui vont peu à peu établir des sortes d’équations entre deux types de comportements.

 

            Le plan de l’argumentation est très simple : d’abord un exposé des griefs de ses adversaires (§ 135), puis une réfutation en règle de ces accusations (§ 136), enfin une conclusion qui distingue bien les deux types d’homosexualité en les définissant (ὁρίζομαι) clairement (§ 137).

            Comme dans tout le discours, le camp adverse est tiré du côté de la comédie, qui est associée dans l’esprit d’un Athénien à l’idée de honte et de scandale. Ainsi Démosthène et ses amis vont vouloir ridiculiser Eschine devant les juges εἰς γέλωτα καὶ λῆρόν τινα προτρεπόμενος ὑμᾶς), en évoquant les injures et les coups qu’il a reçus, éléments typiques là aussi de l’esclave battu dans les comédies (λοιδοριῶν τινων καὶ πληγῶν ἐκ τοῦ πράγματος).

            Dans sa réfutation, loin de nier (οὔτ᾽ αὐτὸς ἐξαρνοῦμαι οὐκ ἀρνοῦμαι), Eschine assume tout à fait son attirance pour les beaux garçons. De même au sujet des poèmes qu’il a composés, Eschine reconnaît volontiers les avoir composés (ὁμολογῶ) ; ce qu’il nie c’est l’assimilation qu’en veulent faire ses adversaires avec des pratiques honteuses pour lui nuire. Cette nuisance est évoquée deux fois : d’abord il reproche à ses adversaires de vouloir lui nuire par leur interprétation tendancieuse (τὸν τρόπον ὃν οὗτοι διαφθείροντες παρέξονται), et enfin dans la conclusion pour distinguer les relations saines (τὸ μὲν ἀδιαφθόρως ἐρᾶσθαί) de la prostitution.

            La conclusion s’articule sur deux phrases parallèles comprenant l’opposition traditionnelle μὲνδὲ\…, et établissant un système de valeurs cohérent. Ainsi l’érastès est évoqué avec des verbes à l’actif (τὸ μὲν ἐρᾶν s’oppose à τὸ δὲ ἀσελγαίνειν), alors que l’éromène est évoqué, ce qui est assez logique, au passif (τὸ μὲν ἀδιαφθόρως ἐρᾶσθαί s’oppose à πεπορνεῦσθαι). Ces oppositions entre des actes beaux (καλὸν) ou laids (αἰσχρόν) se double d’une opposition entre deux types d’individus : d’un côté les gens de bien qu’ils soient érastès (φιλανθρώπου πάθος καὶ εὐγνώμονος ψυχῆς) ou éromène (τῶν καλῶν καὶ σωφρόνων), de l’autre les gens vils, que l’on soit un éromène assoiffé d’argent (ἀργυρίου τινὰ μισθούμενον ἐπαρθέντα μισθῷ½) ou un érastès violent et sans éducation (ὑβριστοῦ καὶ ἀπαιδεύτου ἀνδρὸς). L’ὕϐρις dont fait preuve le mauvais érastès en fait un danger pour la cité.

 

            En faisant du client d’un prostitué un homme plein d’ὕϐρις, Eschine continue l’assimilation qu’il pratique dans tout son discours entre le monde la comédie fait de désordre et de dangers, auquel il assimile Démosthène et ses amis, et le monde des gens de bien dont la bonne éducation met la cité à l’abri de ces dangers.