Eschine, Contre Timarque, 126-129 :

la fh/mh et le témoignage des poètes

 

παραφέρει δ᾽ αὑτὸν ἐν σκώμματος μέρει, ὡς ἡδὺς ὢν ἀνὴρ καὶ περὶ τὰς ἰδίας διατριβὰς γελοῖος· "εἰ μὴ καὶ ἐμὲ δεῖ," φησίν, "ὑπακούειν τοῖς ὄχλοις μὴ Δημοσθένην καλούμενον, ἀλλὰ Βάταλον, ὅτι ταύτην ἐξ ὑποκορίσματος τίτθης τὴν ἐπωνυμίαν ἔχω." εἰ δὲ Τίμαρχος ὡραῖος ἐγένετο καὶ σκώπτεται τῇ τοῦ πράγματος διαβολῇ καὶ μὴ τοῖς αὑτοῦ ἔργοις, οὐ δήπου διὰ τοῦτ᾽ αὐτόν φησι δεῖν συμφορᾷ περιπεσεῖν. (127) ἐγὼ δέ, ὦ Δημοσθενες, περὶ μὲν τῶν ἀναθημάτων καὶ τῶν οἰκιῶν καὶ τῶν κτημάτων καὶ πάντων ὅλως τῶν ἀφώνων πολλοὺς καὶ παντοδαποὺς καὶ οὐδέποτε τοὺς αὐτοὺς ἀκούω λόγους λεγομένους· οὐ γάρ εἰσιν ἐν αὐτοῖς οὔτε καλαὶ οὔτε αἰσχραὶ πράξεις, ἀλλ᾽ ὁ προσαψάμενος αὐτῶν καὶ παρατυχών, ὅστις ἂν ᾖ, κατὰ τὸ μέγεθος τῆς αὑτοῦ δόξης λόγον παρέχει· περὶ δὲ τὸν τῶν ἀνθρώπων βίον καὶ τὰς πράξεις ἀψευδής τις ἀπὸ ταὐτομάτου πλανᾶται φήμη κατὰ τὴν πόλιν, καὶ διαγγέλλει τοῖς πολλοῖς τὰς ἰδίας πράξεις, πολλὰ δὲ καὶ μαντεύεται περὶ τῶν μελλόντων ἔσεσθαι. (128) καὶ οὕτως ἐναργές ἐστι καὶ οὐ πεπλασμένον ὃ λέγω, ὥσθ᾽ εὑρήσετε καὶ τὴν πόλιν ἡμῶν καὶ τοὺς προγόνους φήμης ὡς θεοῦ μεγίστης βωμὸν ἱδρυμένους, καὶ τὸν Ὅμηρον πολλάκις ἐν τῇ Ἰλιάδι λέγοντα πρὸ τοῦ τι τῶν μελλόντων γενέσθαι·

 

φήμη δ᾽ εἰς στρατὸν ἦλθε,

 

καὶ πάλιν τὸν Εὐριπίδην ἀποφαινόμενον τὴν θεὸν ταύτην οὐ μόνον τοὺς ζῶντας ἐμφανίζειν δυναμένην, ὁποῖοί τινες ἂν τυγχάνωσιν ὄντες, ἀλλὰ καὶ τοὺς τετελευτηκότας, ὅταν λέγῃ,

 

φήμη τὸν ἐσθλὸν κἀν μυχῷ δείκνυσι γῆς.

 

(129) ὁ δ᾽ Ἡσίοδος καὶ διαρρήδην θεὸν αὐτὴν ἀποδείκνυσι, πάνυ σαφῶς φράζων τοῖς βουλομένοις συνιέναι· λέγει γάρ,

 

φήμη δ᾽ οὔτις πάμπαν ἀπόλλυται, ἥντινα λαοὶ πολλοὶ φημίξωσι· θεός νύ τίς ἐστι καὶ αὐτή.

 

καὶ τούτων τῶν ποιημάτων τοὺς μὲν εὐσχημόνως βεβιωκότας εὑρήσετε ἐπαινέτας ὄντας· πάντες γὰρ οἱ δημοσίᾳ φιλότιμοι παρὰ τῆς ἀγαθῆς φήμης ἡγοῦνται τὴν δόξαν κομιεῖσθαι · οἶς δ'αἰσχρός ἐστιν ὁ βίος, οὐ τιμῶσι τὴν θεὸν ταύτην· κατήγορον γὰρ αὐτὴν ἀθάνατον ἔχειν ἡγοῦνται. [130] Ἀναμνήσθητε οὖν, ὦ ἄνδρες, τίνι κέχρησθε φήμῃ περὶ Τιμάρχου. οὐχ ἅμα τοὔνομα λέγεται καὶ τὸ ἐρώτημα ἐρωτᾶτε· "ποῖος Τίμαρχος; ὁ πόρνος;" ἔπειτα εἰ μὲν μάρτυρας παρειχόμην περί τινος, ἐπιστεύετ᾽ ἄν μοι· εἰ δὲ τὴν θεὸν μάρτυρα παρέχομαι, οὐ πιστεύσετε; ᾗ οὐδὲ ψευδομαρτυρίων θέμις ἐστὶν ἐπισκήψασθαι.

 

[126] Il se met en scène dans le rôle du comique, comme un homme agréable et amusant dans ses conversations privées : « A moins, dit-il, que moi-même je ne doive prêter l’oreille à la populace, quand elle m'appelle non pas Démosthène, mais Batalos, parce que je tiens cette appellation d’un petit nom de ma nourrice. » « Si donc Timarque a été un joli garçon et qu’on se moque de lui pour le calomnier et non pas pour ses actes, ce n’est pas une raison, dit-il, pour qu’il tombe dans le malheur. » [127] Quant à moi, Démosthène, à propos des statues, des maisons, des biens et globalement de tous les objets muets, j’entends qu’on prononce de nombreux discours et de toutes sortes et jamais les mêmes : car il n’y a en eux ni de belles actions ni de laides, mais c’est celui qui les touche, le premier venu quel qu’il soit, qui fait qu’on en parle, selon l’importance de sa notoriété. Mais à propos de la vie des hommes et de leurs actions, une rumeur véridique se répand toute seule dans la cité, et fait savoir aux gens les actions des individus, et elle prédit bien des choses qui se réaliseront dans le futur. [128] Et ce que je dis est à ce point évident et non inventé que vous trouverez que notre cité et nos ancêtres ont érigé un autel à la Rumeur comme à une très grande déesse, et qu’Homère dit souvent dans l’Iliade avant que quelque chose arrive :

 

 La rumeur est arrivée au camp.

 

Euripide à son tour déclare que cette déesse est non seulement capable de faire connaître comment sont les vivants, mais aussi les morts, quand il dit :

 

La rumeur montre l’homme de bien même dans les entrailles de la terre.

 

[129] Hésiode la représente explicitement aussi comme une déesse, expliquant très clairement à  ceux qui veulent le comprendre, il dit en effet :

 

Elle ne s’évanouit jamais tout à fait, la réputation proclamée par des hommes nombreux. Elle aussi est une divinité.

 

Et ces poèmes, vous trouverez qu’ils sont loués par ceux qui ont eu une vie de bonne tenue : en effet tous ceux qui recherchent une charge publique pensent qu’ils obtiendront la gloire avec une bonne rumeur ; mais ceux dont la vie est honteuse n’honorent pas cette déesse, car ils estiment avoir avec elle une accusatrice immortelle. [130] Rappelez-vous donc, messieurs, la rumeur que vous avez entendue au sujet de Timarque. N’est-il pas vrai que dès qu’on prononce son nom, vous posez aussi aussitôt cette question : « Quel Timarque ? Le prostitué ? ». Et, après cela, si je produisais des témoins sur un fait, vous me croiriez, tandis que si je produis la déesse comme témoin, vous ne me croirez pas ? Elle qu’il serait même sacrilège d’accuser de faux témoignage.

 


Eschine, Contre Timarque, 126-129 :

la fh/mh et le témoignage des poètes

 

            Dans le procès qui oppose Démosthène à Eschine au retour de l’ambassade envoyée à Philippe, nous assistons à une joute oratoire dans laquelle les deux orateurs se battent à grands coups de textes de loi et d’œuvres poétiques. Pour surprenante que puisse paraître à un lecteur moderne cette irruption de la poésie dans une plaidoirie, il n’est pourtant pas rare à l’époque qu’un discours soit agrémenté de citations d’Homère et d’autres auteurs. Cependant le recours aux poètes n’a pas seulement ici une fonction ornementale: les discussions sur la poésie sont en fait au centre du débat, non pas au nom d’une réflexion philosophique sur la place des poètes dans la cité, mais parce que, dans ce procès de moralité, la poésie est, plus que les textes de lois, l’arme la plus efficace dont dispose l’orateur.

Timarque, allié de Démosthène et homme politique influent, accuse Eschine d’avoir trahi la cité auprès de Philippe ; Eschine a alors recours à la parade habituelle, il contre-attaque par la procédure de l’ἀντιγραφὴ (contre-action) qui lui permet de repousser son propre procès tant que son accusateur n’a pas prouvé qu’il a le droit de l’accuser. Il s’agit dès lors pour Eschine de prouver l’immoralité de Timarque et, par la même occasion, de Démosthène, principalement en montrant qu’ils sont de vils débauchés, tout particulièrement Timarque qu’Eschine accuse de s’être adonné à la prostitution.

 

Aristote résume l’opinion d’Eschine, de Démosthène et de leurs contemporains quand il définit la comédie comme « une imitation des gens de rien, mais non sur l’ensemble de leur vice, le comique n’étant qu’une partie de ce qui est honteux »[1]. De fait nous retrouvons constamment dans les discours d’Eschine cette association de la honte, du rire et de la comédie: ainsi les mots γέλως (« le rire »), καταγέλαστος (« ridicule ») et leurs composés sont toujours employés dans un contexte de honte ; en particulier, appliqué aux mœurs de Timarque et dans une situation qui ne prête pas à rire, le mot καταγέλαστος finit par signifier « scandaleux » plutôt que « ridicule »[2]. Ainsi Eschine emploie le langage du théâtre pour parler de Démosthène (παραφέρει δ᾽ αὑτὸν ἐν σκώμματος μέρει).

            Corrélativement, de la même façon que la comédie est associée à la grossièreté de ses personnages, Eschine, ancien acteur de tragédie, met en rapport la poésie tragique et épique avec la bonne éducation, la culture et une vie ordonnée, faite de modération: les gens de bien ont de la culture (παιδεία) et une vie ordonnée (εὐκοσμία), ils savent se tenir (εὐσχήμονες), toutes qualités qu’ils doivent à la lecture des bons poètes (c’est-à-dire tragiques et épiques), qualités qui les rendent à même de bien interpréter ces textes et d’imiter la noblesse de leurs personnages. Ainsi, après avoir cité Homère, Euripide et Hésiode, Eschine affirme que les hommes « qui ont eu une vie de bonne tenue » sont les admirateurs de ces poèmes, pour s’en prendre plus loin (§141-142) à ses adversaires qui, feignant d’être « des gens de bonne tenue (εὐσχήμονές τινες) » en citant Homère et les autres poètes, veulent faire les érudits, comme si les juges « étaient incultes (ἀνηκόων παιδείας ὄντων) »: Eschine entreprend alors de citer des passages d’Homère que sauront interpréter les auditeurs cultivés (τοῖς πεπαιδευμένοις τῶν ἀκροατῶν). Il va sans dire que les gens de rien, inversement, font preuve d’inculture et de mauvaise éducation (ἀπαιδευσία), d’esprit de désordre ἀκοσμία) et qu’ils ne savent pas se tenir ἀσχήμονες).

 

Ainsi en assimilant, avec une certaine vraisemblance, Timarque et Démosthène au monde de la comédie, il prouve en vertu de son système, que ses adversaires ne sont que grossièreté, désordre et démesure. Eschine rappelle ainsi le surnom Βάταλος [3] que porte et les jeux de mots obscènes qu’il provoque.

Au monde grotesque et inquiétant de la comédie, répond celui de la poésie sérieuse. Les citations des poètes se suivent, non dans un ordre logique (puisqu’Hésiode, qui est le seul à dire que la φήμη est une déesse, vient en dernier) mais par ordre d’honorabilité à l’intérieur de la poésie « sérieuse » (épique > tragique > didactique). Elles ont pour fonction de poser une autorité indiscutable qui n’a pas à être interprétée: « elle est évidente, ἐναργές ἐστιν». Cette autorité est vérifiée par les louanges des gens de bien et peut donc être appliquée à l’instar d’une loi, sans être corrompue, à des gens comme Timarque (qu’on appelle πόρνος « prostitué ») et à Démosthène (qu’on surnomme, pour la même raison, Βάταλος).

 

Toute l’argumentation est donc fondée sur des on-dit, et toute l’habileté d’Eschine consiste à rappeler que ces on-dit ont une déesse, la Rumeur (Φήμη), et qu’il est pieux d’honorer les déesses: si on dit que Timarque est un prostitué, il serait impie de ne pas le croire. Et les Athéniens ne plaisantent pas avec les gens qui ne respectent pas les dieux d’Athènes : Socrate l’a payé de sa vie…

 



[1] Poétique 1449 a: m…mhsij faulotšrwn m¥n, oÙ mšntoi kat¦ p©san kak…an, ¢ll¦ to*u a„scro*u ™sti tÕ gelo‹on mÒrion

[2] Tim.31: katagel£stwj  m¥n kecrhmšnou tù ˜auto*u sfmati, a„scrîj d¥ t¾n patróan oÙs…an katedhdokÒtoj  « ayant usé scandaleusement de son corps, après avoir honteusement dévoré son patrimoine » ; Tim.43: poll¦ katagšlasta pšpraktai Tim£rcJ « Timarque a commis un grand nombre de scandales » ; ou encore, avec le même sens, Tim.76: katagel£stwj pepragmšnwn §rgwn.

[3] Tim.131: ce terme, qu’on peut rendre par notre moderne « trou du c... », est un jeu de mots avec le verbe battar…zein « bégayer ».