Aristote, Du Ciel II, 13, 1-2 (293e)

 

1. Λοιπὸν δὲ περὶ τῆς γῆς εἰπεῖν, οὗ τετυγχάνει κειμένη, καὶ πότερον τῶν ἠρεμούντων ἐστὶν ἢ τῶν κινουμένων, καὶ περὶ τοῦ σχήματος αὐτῆς. Περὶ μὲν οὖν τῆς θέσεως οὐ τὴν αὐτὴν ἅπαντες ἔχουσι δόξαν, ἀλλὰ τῶν πλείστων ἐπὶ τοῦ μέσου κεῖσθαι λεγόντων, ὅσοι τὸν ὅλον οὐρανὸν πεπερασμένον εἶναί φασιν, ἐναντίως οἱ περὶ τὴν Ἰταλίαν, καλούμενοι δὲ Πυθαγόρειοι λέγουσιν· ἐπὶ μὲν γὰρ τοῦ μέσου πῦρ εἶναί φασι, τὴν δὲ γῆν, ἓν τῶν ἄστρων οὖσαν, κύκλῳ φερομένην περὶ τὸ μέσον νύκτα τε καὶ ἡμέραν ποιεῖν. Ἔτι δ´ἐναντίαν ἄλλην ταύτῃ κατασκευάζουσι γῆν, ἣν ἀντίχθονα ὄνομα καλοῦσιν, οὐ πρὸς τὰ φαινόμενα τοὺς λόγους καὶ τὰς αἰτίας ζητοῦντες, ἀλλὰ πρός τινας λόγους καὶ δόξας αὑτῶν τὰ φαινόμενα προσέλκοντες καὶ πειρώμενοι συγκοσμεῖν. § 2.Πολλοῖς δ´ ἂν καὶ ἑτέροις συνδόξειε μὴ δεῖν τῇ γῇ τὴν τοῦ μέσου χώραν ἀποδιδόναι, τὸ πιστὸν οὐκ ἐκ τῶν φαινομένων ἀθροῦσιν ἀλλὰ μᾶλλον ἐκ τῶν λόγων. Τῷ γὰρ τιμιωτάτῳ οἴονται προσήκειν τὴν τιμιωτάτην ὑπάρχειν χώραν, εἶναι δὲ πῦρ μὲν γῆς τιμιώτερον, τὸ δὲ πέρας τοῦ μεταξύ, τὸ δ´ ἔσχατον καὶ τὸ μέσον πέρας· ὥστ´ ἐκ τούτων ἀναλογιζόμενοι οὐκ οἴονται ἐπὶ τοῦ μέσου τῆς σφαίρας κεῖσθαι αὐτήν, ἀλλὰ μᾶλλον τὸ πῦρ.

[2,13] § 1. Il nous reste à parler de la terre, et nous avons à rechercher dans quel lieu elle est placée, si elle fait partie des corps en repos ou des corps en mouvement, et enfin quelle est sa forme. Quant à sa position, tout le monde n'a pas, à cet égard, la même opinion. En général, on admet qu'elle est au centre, et c'est le système des philosophes qui croient que le ciel est limité et fini dans sa totalité. Mais les sages d'Italie, que l'on nomme Pythagoriciens, sont d'un avis contraire. Pour eux, ils prétendent que le feu est au centre du monde, que la terre est un de ces astres qui font leur révolution autour de ce centre, et que c'est ainsi qu'elle produit le jour et la nuit. Ils inventent aussi une autre terre opposée à la nôtre, qu'ils appellent du nom d'Anti-terre, cherchant non pas à appuyer leurs explications et les causes qu'ils indiquent sur l'observation des phénomènes, mais, loin de là, pliant et arrangeant les phénomènes selon certaines opinions et explications qui leur sont propres, et essayant de faire concorder tout cela. § 2. Beaucoup de philosophes autres encore que les Pythagoriciens pourraient bien penser, comme eux, que la place du centre ne doit pas être attribuée à la terre, n'empruntant pas davantage cette conviction à l'examen des phénomènes, mais la demandant bien plutôt aussi à de simples raisonnements. Comme ils pensent que la place la plus considérable convient au corps le plus considérable de tous, et que le feu mérite plus de considération que la terre ;  que la limite en veut plus aussi que les points intermédiaires, et que l'extrême et le centre sont les limites des choses, ils concluent, à l'aide de ces raisonnements, que la terre ne doit pas être au milieu de la sphère, et que cette place appartient de préférence au feu.

 

 

 

Aristote, Du Ciel II, 13, 1-2 (293e)

 

Aristote écrivit dans sa jeunesse des dialogues à la manière de Platon dont il ne reste que de rares fragments : ce sont les "discours exotériques" (ἐξωτερικοί λόγοι), destinés à un public large. En revanche, les notes de cours qui nous sont parvenues constituent l’œuvre technique d’Aristote, destinée aux membres du Lycée : il s’agit des cours philosophiques (οἱ κατὰ φιλοσοφίαν), leçons orales (ἀκρόασεις) pour des disciples avancés. Le traité Du ciel, en fait partie.

 

A propos de la Terre, Aristote annonce dès le début du texte le plan de son étude : d’abord sa position sans l’univers (οὗ τετυγχάνει κειμένη), puis sa mobilité ou son immobilité (πότερον τῶν ἠρεμούντων ἐστὶν ἢ τῶν κινουμένων), enfin sa forme (περὶ τοῦ σχήματος αὐτῆς). Notre texte examine la place de la Terre (Περὶ μὲν οὖν τῆς θέσεως).

Comme à son habitude (par exemple dans le premier livre de la Métaphysique) Aristote se livre à une « archéologie » du savoir. Concernant la position de la Terre, il va donc, avant de donner sa propre opinion, examiner ce qu’ont dit ses devanciers : d’une part les partisans du géocentrisme (la plupart des philosophes, τῶν πλείστων ἐπὶ τοῦ μέσου κεῖσθαι λεγόντων), d’autre part les partisans de l’héliocentrisme (ἐπὶ μὲν γὰρ τοῦ μέσου πῦρ εἶναί φασι), regroupant les Pythagoriciens (οἱ περὶ τὴν Ἰταλίαν, καλούμενοι δὲ Πυθαγόρειοι λέγουσιν) et beaucoup d’autres philosophes qui ne sont pas nommés (Πολλοῖς καὶ ἑτέροις).

Cette distinction est fondée sur la recherche aristotélicienne des causes[1] (formelle, matérielle, efficiente, finale) : ainsi avant d’examiner la forme de la Terre (σχήματος = cause formelle), Aristote réfléchit sur sa place en fonction de la cause matérielle (puisque la Terre est en même temps un élément). Aristote traduit en fait en termes aristotéliciens les affirmations de ses prédécesseurs : les quatre éléments primordiaux dont ils parlent (eau, feu, terre, air) sont donc tirés du côté de la cause matérielle. Le feu est ainsi assimilé au soleil (ἐπὶ μὲν γὰρ τοῦ μέσου πῦρ εἶναί φασι), ce que ne faisaient sans doute pas les philosophes auxquels Aristote se réfère.

Aristote réfute deux types de philosophes qui ont en commun de ne pas fonder leurs systèmes sur l’observation des phénomènes (οὐ πρὸς τὰ φαινόμενα / οὐκ ἐκ τῶν φαινομένων) mais sur une δόξα :

-         Les Pythagoriciens, avec leur Anti-Terre, tournent le dos à la démarche aristotélicienne qui cherche l’explication du monde par l’étude des causes (τοὺς λόγους καὶ τὰς αἰτίας ζητοῦντες) : leur démarche est présentée comme malhonnête, de manière péjorative, ils tirent à eux les phénomènes (τὰ φαινόμενα προσέλκοντες) pour tenter de les « arranger » (πειρώμενοι συγκοσμεῖν) avec leurs explications et leurs opinions (πρός τινας λόγους καὶ δόξας αὑτῶν).

-         Les autres philosophes qui ne sont pas nommés (Πολλοῖς ἑτέροις) ne sont pas malhonnêtes, mais sont victimes d’un paralogisme, puisqu’ils vont fonder leur opinion (συνδόξειε) sur un faux raisonnement (μᾶλλον ἐκ τῶν λόγων) qu’Aristote va démonter. Il s’agit d’un syllogisme (longuement étudié par Aristote dans l’Organon) :

-         un prémisse majeur (le plus précieux doit avoir la place la plus précieuse),

-         un prémisse mineur en trois parties (le feu est plus précieux que la terre ; or la limite est plus précieuse que l’intermédiaire ; or l’extrémité et le centre sont des limites),

-         une conclusion (ce n’est pas la Terre qui est au milieu, mais le feu).

Le défaut de ce raisonnement par analogie (ἐκ τούτων ἀναλογιζόμενοι) est que le prémisse mineur est lui-même composé de trois parties composant en fait un syllogisme inversé (l’extrémité et le centre sont des limites ; or la limite est plus précieuse que l’intermédiaire ; donc, comme le feu est plus précieux que la terre, il est au centre). Le problème est que la proposition « le feu est plus précieux que la terre » est un axiome, cela n’est pas démontré.

 

Ce texte est donc tout à fait caractéristique de la philosophie d’Aristote[2]

-         il prend ses distances avec les théories de Platon qui pense dans le Phédon (108e-109a) que la terre est plate et immobile (puis sphérique dans le Timée 33b et 63a) et qu’elle est au centre d’un univers sphérique ;

-         il fonde sa philosophie d’une part sur l’étude empirique des phénomènes (d’où la Physique), d’autre part sur une étude approfondie des modes de raisonnement (d’où l’Organon).

 


 

 



[1] Métaphysique I, 3 : « On distingue quatre sortes de causes, la première est l'essence et la forme propre de chaque chose; car il faut pousser la recherche des causes aussi loin qu'il est possible, et c'est la raison dernière d'une chose qui en est le principe et la cause. La seconde cause est la matière et le sujet; la troisième le principe du mouvement; la quatrième, enfin, celle qui répond à la précédente, la raison et le bien des choses; car la fin de tout phénomène et de tout mouvement, c'est le bien. (τὰ δ' αἴτια λέγεται τετραχῶς, ὧν μίαν μὲν αἰτίαν φαμὲν εἶναι τὴν οὐσίαν καὶ τὸ τί ἦν εἶναι (ἀνάγεται γὰρ τὸ διὰ τί εἰς τὸν λόγον ἔσχατον, αἴτιον δὲ καὶ ἀρχὴ τὸ διὰ τί πρῶτον), ἑτέραν δὲ τὴν ὕλην καὶ τὸ ὑποκείμενον, τρίτην δὲ ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς κινήσεως, τετάρτην δὲ τὴν ἀντικειμένην αἰτίαν ταύτῃ, τὸ οὗ ἕνεκα καὶ τἀγαθόν (τέλος γὰρ γενέσεως καὶ κινήσεως πάσης τοῦτ' ἐστίν)) ».

[2] La philosophie d’Aristote qui se divise en trois parties : la philosophie théorétique (physique, mathématique et théologie), la philosophie pratique (économique, éthique, politique, rhétorique) et la philosophie poïétique (toutes les activités qui produisent une œuvre).